Le cinéma muet de Bruno Bressolin
Les grands dessins que nous propose Bruno Bressolin sont des instantanés, aussi ambigus que le seraient des séquences d’images de vieux films d’actualités projetés sans le son. Les hommes et les femmes qui habitent cet univers désuet ne sont pas de simples figurants. Ce sont des inventeurs, des soldats, des prisonniers de guerre, des explorateurs, des missionnaires, des agitateurs, des ministres ou des aviateurs. Comme saisis par la caméra dans le feu de l’action, ils donnent tous l’impression de participer à des événements historiques. Leurs gestes et expressions sont improbables, leurs projets énigmatiques, mais ils semblent animés par l’importance de leur mission. Non sans malice, Bressolin surimpose ici et là sur ses tableaux vivants des bribes de phrases qui, loin de donner la parole aux images, ne font que renforcer leur mutisme. Des légendes, délibérément déconcertantes, créent une impression de dépaysement semblable à celle que l’on peut ressentir quand on lit par erreur une lettre qui ne nous est pas adressée. Déchiffrer des messages cryptés, qu’ils soient visuels ou écrits, est pour Bressolin une méthodologie :

J’achète des photos anciennes pour la légende au dos, pas forcément pour l’image elle-même. Je collectionne aussi les vieux journaux pour leurs reportages décalés. J’aime la presse. Tous les matins de bonne heure je m’attable devant une pile de quotidiens et de revues. Le Courrier International, Libé, ou le Glamour que lisent mes filles. Et je découpe. Je découpe une toute petite photo, ou une pleine page, ou un titre. Après je les colle dans mes fameux cahiers. Avec des notes qui me passent par la tête. Ça devient matière à rêver.  

Pas la peine de crier reflète la passion de Bressolin pour les reportages photographiques du début du vingtième siècle, en particulier ceux publiés pendant la première guerre mondiale dans les hebdomadaires. Le contenu éditorial de ces revues de grands formats étaient éclectiques : les rubriques documentaient non seulement les exploits patriotiques des soldats, mais aussi les derniers événements culturels et scientifiques. Comptes rendus de spectacles, découvertes et explorations géographiques côtoyaient les scènes de bataille, la vie de la caserne, ou les portraits officiels
d’hommes politiques. Les photographes de l’époque composaient leurs clichés à la manière des peintres, contrôlant les effets de lumière, et travaillant leurs plans et arrière plans pour obtenir un corpus d’images et de représentations propice à nourrir l’imaginaire collectif.
Bressolin, qui sortait de sa « période Obama », avait envie d’exotisme, de couleurs vives, de fantaisie. Au lieu de peindre sur de la toile, il a adopté le carton dont la surface perméable et
sensuelle absorbe les couleurs, fixe le trait et donne des résultats limpides dont la transparence rappelle celle des épreuves photographiques du début du siècle dernier.

La Grande Guerre, c’était aussi l’époque des colonies où tous les noirs étaient des bons nègres, où les hommes portaient des costumes noirs et les femmes des chapeaux à voilette. On croyait au progrès. Les inventions étaient plus incroyables les unes que les autres. Tout le monde s’y mettait : pendant le week-end les gens construisaient des avions, faisaient des expériences avec l’électricité, les techniques de reproduction, la botanique ou la photographie. Les journaux de vulgarisation s’en donnaient à cœur joie avec des sujets du genre : « la visite des souverains de Norvège aux Invalides », « l’incident meurtrier dans la piscine de Luna-Park », ou « la présentation de pachydermes au Président de la République. »

Bressolin admet qu’il s’approprie les images du passé et en mélange les codes. Sa démarche n’est pas en soi originale. Qu’importe. Il reprend des bouts de phrases, les sort de leur contexte,
Cultive contresens et lapsus, et ne s’interdit aucune transgression ou jeu de mots, aussi politiquement incorrects soient-ils.

Oui, je triche, comme tout le monde dans la presse d’ailleurs. Je grossis certains détails et j’en élimine d’autres pour faire dire aux documents ce que j’ai envie de dire. Je découpe ces sources.
Ce sont ces documents qui me servent de référence pour mes dessins. Je les regarde, et ensuite, je les oublie.
Je travaille à plat, toujours sur le même support, un carton muséal qui sert en principe à protéger les peintures quand elles doivent être transportées. J’achète ces épaisses feuilles de carton au même fournisseur qui approvisionne le Louvre. Leur taille standard, un mètre par un mètre cinquante, me convient tout à fait. Elles sont ni trop grandes, ni trop petites.


Bien que figuratifs, les dessins de Bressolin tendent vers l’abstraction par le biais de l’absurde. Narratives à l’origine, ses mises en scènes, une fois traduites en généreuses taches d’encre fluides et ludiques, acquièrent un caractère subversif. Insolente est l’apparente facilité avec laquelle il esquisse gestes et silhouettes et évoque paysages et ambiances. La véracité ne semble pas l’intéresser,
et pourtant ses photomontages, traités à grands coups de pinceaux, sont dépourvus d’hypocrisie.
 

Véronique Vienne